Le discours micropolitique : les nouveaux atours de l'art politique



Par Edith Brunette



À partir de la fin des années soixante, après des décennies de manifestes virulents plaçant l’art à l’avant-garde des grandes révolutions qui allaient bouleverser le monde, les espoirs retombent peu à peu. Les révolutions politiques (communisme, fascisme) et technologiques (la bombe atomique) n’ont abouti qu’à des désenchantements, pour ne pas dire des désastres, et l’engagement des artistes n’y changea rien. Le politique se retire progressivement de l’art, du moins dans sa forme optimiste ; après la critique institutionnelle et le refus de l’art-marchandise des années soixante et soixante-dix, l’artiste retourne au musée et l’œuvre à la séduction ; après les grands regroupements, après les actions anonymes, collectives ou participatives, la production retourne à l’individualisme ; après la croyance, le doute. L’expression même d’ « art politique » devient l’objet d’un rejet collectif qui perdure encore aujourd’hui dans le milieu artistique. 



Le politique revient, ou semble revenir en (semi) force à la fin des années quatre-vingt dix, sous le vocable « micropolitique », terme emprunté aux « Milles Plateaux » de Deleuze et Guattari. Affublé d’un préfixe paraissant « alléger » la création du poids des objectifs et de la rigidité des idéologies, l’art recouvre ainsi le droit de toucher au politique, à condition de remplacer affirmations, idées ou dénonciations par des « questionnements » et autres formes « ouvertes ». Accompagnant la résurgence de l’activisme politique altermondialiste, l’art micropolitique devient un véritable phénomène, théorisé par Paul Ardenne, Stephen Wright et bien d’autres, devenant l’objet d’expositions, de colloques et d’essais, lesquels continuent néanmoins d’entretenir une soigneuse séparation entre art et activisme, entre art et politique. Dans ce contexte, deux questions méritent d’être posées. La première : quelles sont les limites et possibilités de l’art micropolitique en terme d’efficacité et d’implication sociale ? La seconde : quels problèmes, quels sacrifices ou compromis l’usage du terme « micropolitique » recouvre-t-il ? 



L’art et le politique – discours d’un échec


Le passage vers l’art micropolitique s’effectue dans un contexte largement vendu à l’idée selon laquelle la politisation des avant-gardes relevait d’une naïveté profonde et d’un idéalisme sans débouché, auquel le micropolitique opposerait une lucidité et une ouverture bien à propos. Les artistes, qui, à l’heure actuelle, préfèrent l’action à l’objet, le minimal au maximal et la discrétion à la visibilité (bref, les adeptes du micropolitique), seraient ainsi ceux qui auraient « fait leur deuil des engagements frontaux » de l’art moderne, « de ses vapeurs et de ses délires utopistes ». Refusant « l’assujettissement » des modernes, leur engagement politique serait mouvant, non-idéologique. Pour eux, « …il ne s’agit plus d’édifier un monde… » (1), mais de se poser en observateur curieux, ne privilégiant aucun point de vue ni aucune direction à une œuvre ouverte à toutes les manipulations et à tous les devenirs. Un vocabulaire postmoderne de fluidité et d’ouverture à l’autre devant alors concourir à rétablir l’indépendance supposée perdue de l’art (2).


Ce type de discours, largement répandu, repose sur un désir de séparation entre l’art et le politique, camouflé sous le terme pratique de « micropolitique ». La séparation est ici entretenue par une vision biaisée de l’engagement politique des avant-gardes, dépeintes comme soumises à des visées strictement politiques. Elle se prolonge dans le soin entourant une délimitation soigneuse de l’art, notamment par sa stricte séparation de tout activisme social, dans un retour à peine voilé à l’autonomie de l’art qui prévalait dans les années de l’après seconde guerre. 


L’idée selon laquelle les mouvements les plus politisés des avant-gardes seraient caractérisés par leur dévouement aveugle à des causes politiques, dévouement qui aurait bloqué leurs horizons et étouffé leurs libertés artistiques, semble aujourd’hui faire l’objet d’une acceptation quasi unanime dans le milieu de l’art. Malgré – ou peut-être à cause de – ce consensus apparent, l’affirmation mérite qu’on y apporte quelques bémols. Les problèmes – réels – occasionnés par la proximité entre les groupes d’artistes et les organisations politiques furent avant tout les conséquences de décisions des instances strictement politiques (expulsions, exécutions, dictats quant aux formes de l’art), et non des artistes. Au contraire, même les artistes les plus politisés (les Constructivistes et les Situationnistes, par exemple) défendaient jalousement leur autonomie et leur liberté de création et d’expérimentation. Au point que les artistes « politiques » furent les premiers à se faire accuser d’hermétisme par les pouvoirs politiques (bolchéviques) et par les théoriciens (productivistes), ou d’agissements contre-révolutionnaires (Internationale Situationniste), preuve de leur insoumission aux principes de clarté et d’efficacité de la propagande, à laquelle on associe trop souvent l’art politique. De manière plus fondamentale, le caractère politique de l’art ne découle pas que de l’engagement politique affiché des artistes ; il relève de certaines formes (appropriation, collage, détournement, sortie hors des espaces de l’art, refus de l’objet-marchandise) qui étaient présentes autant chez les dadaïstes ou Fluxus, s’affirmant comme apolitiques, que chez les Constructivistes et les Situationnistes. En somme, ce qui a fait de l’art des avant-gardes un art « politique », c’est leur croyance commune au fait que l’art pouvait participer à l’édification d’une société alternative, notamment par une participation directe du public, par son appropriation des processus de création et par une transformation du quotidien. Et non pas l’attachement plus ou moins grand de certains artistes à des objectifs propagandistes… Ainsi, la différence entre art politique moderne et art micropolitique postmoderne relèverait essentiellement une différence d’échelle et de croyance – et non pas de fermeture et d’ouverture, de soumission et de liberté.


Les préjugés entretenus par rapports aux écueils de l’art politique ont amené le milieu artistique à éprouver une frilosité certaine face à tout ce qui évoquerait une proximité éventuelle entre art et engagement politique. Artistes et critiques, historiens et commissaires semblent ressentir le besoin impérieux de se détacher explicitement de toute velléité militante, dès qu’un horizon politique est évoqué. On préférera ainsi les termes « critique » et « social » à « politique ». Également, à l’heure même où tactiques artistiques et activistes convergent, entre autre par une revendication claire de l’espace public, la tendance, dans le milieu institutionnel, est à une stricte séparation entre les deux milieux. Alors que c’est peut-être dans la porosité, dans des pratiques à la limite de l’art (par exemple, celle des Yes Men), que réside encore un certain potentiel d’impact de l’art. Mais souhaite-t-on réellement cet impact ? 


Esthétique du désengagement


Découlant de cette méfiance postmoderne à l’égard du politique, en art comme dans la sphère sociale en générale, le nouveau vocable d’art micropolitique arrive à point pour nommer ce que l’on pourrait qualifier d’esthétique du désengagement. Impossible d’éluder la dimension défaitiste rattachée à ce terme, pour peu que l’on se rappelle que ce mouvement d’adoption massive du micro s’est accompagné d’un renoncement tout aussi massif au macro. Dans l’ensemble de la société, cette tendance s’est ainsi caractérisée par un transfert d’une politique organisationnelle vers une politique à l’échelle individuelle, où le petit geste est censé remplacer une participation aux structures de pouvoir (3). Refusant cette participation, l’artiste adopte alors une sorte de profil bas, encouragé dans cette attitude par la prédominance de discours s’attaquant au lien entre art et politique. 
Formellement, ce profil bas se caractérise par un renoncement à l’impact social qui se traduit par une esthétique minimale et discrète, misant alors sur l’efficacité d’une relation entre l’œuvre et un ou quelques individus, plutôt que sur une visibilité maximale. Parfois envisagée sous un angle essentiellement relationnel (tisser des liens entre les individus d’une société parcellisée), cette esthétique se veut chez d’autres un refus revendiqué du spectaculaire, dans la lignée des situationnistes. Elle devient alors la réponse réfléchie (ou adoptée) de l’artiste à cet état de fait dénoncé par Guy Debord (La société du spectacle), Joseph Heath (La révolte consommée), Luc Boltanski et Ève Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme) et bien d’autres, à savoir que le système capitaliste récupère toute forme de résistance pour en faire des formes consommables. Le refus d’une séduction passant par la beauté, le pathos et le monumental, devient alors une manière de prévenir la transformation de l’œuvre en t-shirt ou en parapluie, mais aussi une façon d’extraire un instant le spectateur à un flux de stimuli visant l’émotion plutôt que l’intelligence. 


Plus problématique m’apparaît cependant la tendance à évacuer toute prise de position et de parole de l’artiste. Celle-ci passe par l’adoption d’un lexique, déjà évoqué, relativisant toute proposition artistique, et dans lequel « questionner » devient le mot d’ordre. Interroger sans rien affirmer (alors que l’artiste qui questionne le fait aussi à partir de constats, d’idées et de critiques) et, surtout, affirmer son renoncement à prévoir ou à contrôler l’évolution et la réception de l’œuvre, deviennent ainsi les nouvelles règles d’or de l’art actuel. Dans une espèce de débordement pseudo-démocratique, l’artiste affirme que toutes les opinions se valent, et choisit de donner la parole à l’autre, à travers des tactiques de sondages ou de vox-populi (Signs that say what you want them to say and not signs that say what someone else wants you to say de Gillian Wearing ; Gens de Calais de Sylvie Blocher), parfois encore sur le mode d’actions dirigées (La Place Rouge à Deauville de Joël Hubaut ; les regroupement de corps nus de Spencer Tunnick), supposées permettre à l’individu d’agir et de s’exprimer. La prise de parole serait alors le point de départ d’une implication sociale à micro-échelle d’individus anonymes repourvus de leur droit de s’exprimer. Or, cette parole donnée n’équivaut nullement à une prise de parole. Le principal mouvement qui s’opère ici, relativement à cette parole, c’est le renoncement de l’artiste à exercer la sienne. Cette parole et cette visibilité – qui, dans le système de démocratie très partielle dans lequel nous vivons, représentent encore, pourtant, des privilèges dont peu peuvent se prévaloir –, l’artiste s’en délaisse ainsi volontairement, par défaitisme ou par stratégie, au profit d’un égalitarisme purement esthétique. Et pendant que l’artiste renonce à un rôle de leader, d’autres que lui, dans les sphères macropolitiques et macroéconomiques, continuent d’agir et de prendre des décisions qui orientent la marche du monde.

Potentialités de l’art micropolitique 


Dans ce contexte, on peut se demander si l’art « micropolitique » ne constituerait pas une version (a)politiquement correcte, voire édulcorée, de l’art politique, d’où les revendications et les critiques à l’œuvre dans les années 60 et 70 auraient été évacuées, satisfaisant ainsi à la frilosité d’un milieu échaudé par l’échec des grandes luttes politiques et par leur récupération idéologique, de même qu’à son désir, néanmoins, de se reconnaître une place à l’intérieur du monde social. Il importe pourtant de rappeler que, dans le concept de micropolitique tel que l’ont défini Deleuze et Guattari, celui-ci se voyait reconnaître une efficacité certaine, tant par son pouvoir d’infiltration de toutes les sphères de la société que par sa capacité à provoquer des réactions et ajustements constants dans la sphère macropolitique. 


Ainsi, la dimension de résistance (plutôt que de révolution) mise de l’avant par de nombreux artistes, ne signifie pas nécessairement que, pour eux, « …il ne s’agit plus d’édifier un monde… », mais simplement que les tactiques employées ont changé. Misant moins sur des stratégies devant rivaliser avec l’ampleur des médias et autres puissantes organisations, privilégiant également des interventions ne nécessitant pas le soutient des grandes institutions artistiques, les artistes micropolitiques tournent leurs espoirs vers une multiplication d’actions légères, dont l’efficacité serait de l’ordre de la perturbation, du dérangement. Une sorte de mouche du coche. Plus proche du virus ou de la guérilla, son efficacité provient de son omniprésence et de sa capacité à se renouveler sans cesse. Depuis les années quatre-vingt-dix, les modes d’organisation changent rapidement, influencés par les possibilités qu’offre l’Internet en termes de regroupement et de diffusion, mais également par l’accès généralisé à des technologies légères et relativement peu coûteuse (caméras vidéo, logiciels de montage semi-professionnels, etc.). Tout ceci facilite l’essor des artistes hors du berceau des institutions artistiques, au moment où plusieurs d’entre eux cherchent à recréer le lien entre l’art et la société. Le fait même d’intervenir directement dans le « réel », par des pratiques dont la popularité va croissant (interventions dans l’espace public, art furtif ou art contextuel), permet de mettre en contact direct l’œuvre et son contexte social – ce que ne peut faire la diffusion dans un musée. Dans cette confrontation immédiate entre représentation et réalité, l’œuvre peut alors prétendre recouvrer un certain pouvoir de perturbation, une fois abandonné un cadre de réception qui en limite la portée – ce que résument bien les paroles de l’artiste conceptuelle et politique Adrian Piper : « Art context per se (galleries, museums, performances, situations) (…) preserve the illusion of an identifiable, isolatable situation, much as discrete forms do, and thus a prestandardized set of responses. (…) they prepare he viewer to be catalyzed, thus making actual catalysis impossible… » (4). 


Cet éloignement des structures établies de production et de diffusion de l’art serait ainsi, selon le critique et essayiste Brian Holmes (5), héritier du do-it-yourself de la culture punk, elle-même redevable des théories situationnistes – deux mouvements ouvertement politiques. Il s’agirait alors, pour les artistes, d’édifier leurs propres structures, selon leurs besoins, plutôt que de se mouler aux exigences de celles qui existent déjà. Bref, d’agir de façon micropolitique, dans les interstices du macropolitique. Ce que l’on constate, surtout, c’est la persistance dans les pratiques d’intervention d’une attitude critique qui se manifeste d’abord dans les tactiques employées – même si le discours périphérique des artistes et des critiques tend parfois à en minimiser la dimension politique. À travers des actions directes dans le « réel », une multiplication d’interventions qui ne trouvent de sens que dans le nombre (en tant que phénomène et non en tant que démarche isolée de quelques individus) et un renoncement à la sécurité et à la visibilité des structures établies, ces pratiques micropolitiques témoignent d’une volonté de participer activement à la construction d’une société alternative, plutôt que d’agir en simple observateur. Car tout comme l’art politique des avant-gardes, l’art micropolitique actuel poursuit bel et bien une tentative « d’édifier un monde ». Morceau par morceau. 






1 Les citations sont de Paul Ardenne, conférence « Micropolitique », 2000, texte disponible sur le site du Département arts plastiques de l’Université Paris 8 : http://www.arpla.fr/canal10/ardenne/micropolitiques.pdf. Consulté le 3 juin 2010.
2 On retrouve ce type de discours notamment chez Jacques Rancière, qui prône une esthétique du « dissensus », contre un « régime unique de présentation et d'interprétation du donné imposant à tous son évidence ». Rancière, Le spectateur émancipé, Éditions La Fabrique, Paris, 2008, p.55.
3 Ce nouveau mode de résistance microéconomique (j’achète, je vote) représente pourtant une forme d’assentiment de l’organisation économique et politique de la société. De fait, celui qui fait de cette résistance microéconomique son principal mode d’action sociale consent au fait qu’il y a un déplacement du politique vers l’économique, et que le pouvoir citoyen cède la place à un pouvoir de consommateur.
4 Adrian Piper, Out of Order, Out of Sight : Selected Writings in Meta-Art – Vol. I.
The MIT Press, Cambridge, Massachusetts ; London, England. 1996, p.44-45.
5 Brian Holmes, « La géopolitique do-it-yourself, ou la carte du monde à l’envers », Multitudes 2008/1, no 31, p.31-41.