INTRODUCTION Micropolitique


Par Briana Bray, Edith Brunette et Anne-Marie Ouellet


« Quand la machine devient planétaire ou cosmique, les agencements ont de plus en plus tendance à se miniaturiser, à devenir des micro-agencements » (Mille plateaux, Deleuze et Guattari, 1980)

« Ce qu’on appelle micropolitique s’intéresse aux structures de pouvoir à petite échelle, disséminées, ainsi qu’aux mécanismes de contrôle inhérents aux activités sociales et à la vie quotidienne » (A propos de la philosophie micropolitique, Yi Junqing).


Certains évènements comme les soulèvements de 68, la création et la dissolution de l’Internationale Situationniste et plus tard l’apparition du mouvement altermondialiste ont été les catalyseurs pour nombre d’artistes d’une nouvelle manière de concevoir leur production et la fonction de l’art au sein de la société. Dans Postmodern Theory, S. Best et D. Kellner écrivent en 1991 que le micropolitique se concentre « sur les pratiques de la vie quotidienne, donnant lieu à une révolution dans le style de vie, dans le discours, dans le corps, dans la sexualité, dans la communication, [et, nous rajouterons ici, dans l’art] et dans tout ce qui fournirait les conditions préalables à une nouvelle société » (p. 116), en tentant d’émanciper les individus pour leur permettre d’agir et de penser en dehors des structures politiques, sociales et idéologiques. Néanmoins, le désenchantement lié à cette période et l’avènement de la post-modernité ont provoqué, tant dans l’art que dans l’activisme politique, un changement dans l’engagement, qui désormais relève moins de la révolution que de la résistance.

Selon Deleuze et Guattari, le micropolitique fournirait un langage pour décrire les mouvements minoritaires qui font évoluer les comportements, les croyances, les désirs et les priorités accordés à certaines valeurs morales. Il est « analyse des flux et investissements de désir, et théorie du rôle capital joué par les minorités et tout ce qui relève du « mineur » dans les groupes ou les individus (…). La micropolitique suppose une machine de guerre, individuelle et collective, qui s’oppose aux grandes institutions majoritaires et stables, dont l’État » (MENGUE, Philippe, « Micropolitique », in Le vocabulaire de Gilles Deleuze, sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani, Les Cahiers de Noesis n°3, Printemps 2003, p. 251). A l’heure de la disparition des mouvements artistiques et de l’accès quasi-planétaire à internet, qu’en est-il des interventions micropolitiques -localisées et furtives- proposées par certains artistes isolés ou groupes d’artistes à l’intérieur de l’enchevrêtement mondialisé des données contextuelles (qu’elles soient sociales, politiques, géographiques, urbaines ou historiques)?

L’art dit micropolitique comme le mentionne Paul Ardenne est une « forme d’art dont l’approche, avant toutes autres, privilégie micro-agencements, initiatives locales ou propositions symboliques interrogatives allégés du souci de faire valoir slogans, utopies ou incitations à un engagement ciblé » (ARDENNE, Paul, 2000, Conférence : Micropolitiques, MOMAC. En ligne sur www.arpla.fr/canal10/ardenne/micropolitiques.pdf, site consulté le 5 mai 2010). Le micropolitique dans l’art réside dans des approches diversifiées, mais qui pour la plupart se rapprochent de la tactique, telle que définie par Michel de Certeau : « La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. […] Elle n’a donc pas le moyen de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des ' occasions ' et en dépend […] Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas » (DE CERTEAU, Michel, L’Invention du quotidien, 1990, p.61-62).

A travers nos pratiques artistiques respectives nous ressentons ce désir et ce besoin d’opérer à petite échelle, dans les particules de la société, afin de mieux agir sur le réel. Nous détournons les usages normés des espaces usuels quotidiens par le biais d’interventions liées aux contextes de la représentation médiatique, de l’organisation des activités au quotidien et des structures sociales et comportementales. Conscientes de l’évolution de l’engagement des artistes depuis Dada à aujourd’hui et tournées vers une recherche et une critique ouverte sur les pratiques artistiques micropolitiques actuelles, nous tentons de circonscrire la notion de micropolitique en art et nous nous interrogeons sur les caratéristiques interdisciplinaires et sur la portée et l’efficacité de ce type de pratique.

En effet, la tendance actuelle à privilégier une approche micropolitique de l’art amène certaines questions concernant ses limites et ses failles. Car adopter le micro, c’est aussi renoncer au macro. Dans cette attitude qui, en art comme ailleurs, transfère le politique organisationnel vers une politique de l’individuel et du quotidien (« acheter, c’est voter », ou comment sauver la planète en compostant ses restes de salade), on rencontre le risque – par ailleurs vérifié – d’une désaffection générale des structures du pouvoir. L’art micropolitique tend ainsi à évacuer la prise de parole et de position à laquelle s’étaient attachées de nombreuses mouvances d’avant-garde, en annonçant dans un esprit résolument postmoderne que toutes les opinions se valent et qu’il faut plutôt donner la parole à l’autre. Il s’en dégage un goût potentiellement dangereux du consensus, où l’art micropolitique devient une version politiquement correcte (voire édulcorée) de l’art politique, d’où critiques et revendications ont été évacuées avec dégoût. Le tout, en réponse à une crainte, très présente dans le milieu artistique, de tout ce qui s’approche du terme « politique ». Enfin, on peut se demander si, suivant la pensée de Deleuze et Guattari, toute création ne serait pas micropolitique par définition(«… toute création en ce sens passe par une machine de guerre… », la machine de guerre étant directement associée au micropolitique : DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille Plateaux, 1980, p.280). Dans ce contexte, l’expression même d’« art micropolitique » ne deviendrait alors qu’un simple pléonasme permettant de conserver les apparences d’une implication sociale de l’art.